1918 - 2018

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Extrait de Refus d'obéissance, Jean Giono, 1937

JE NE PEUX PAS OUBLIER Je ne peux pas oublier la guerre. Je le voudrais. Je passe des fois deux jours ou trois sans y penser et brusquement, je la revois, je la sens, je l’entends, je la subis encore. Et j’ai peur. Ce soir est la fin d’un beau jour de juillet. La plaine sous moi est devenue toute rousse. On va couper les blés. L’air, le ciel, la terre sont immobiles et calmes. Vingt ans ont passé. Et depuis vingt ans, malgré la vie, les douleurs et les bonheurs, je ne me suis pas lavé de la guerre. L’horreur de ces quatre ans est toujours en moi. Je porte la marque. Tous les survivants portent la marque...

JE NE PEUX PAS OUBLIER
Je ne peux pas oublier la guerre. Je le voudrais. Je passe des fois deux jours ou trois sans y penser et brusquement, je la revois, je la sens, je l’entends, je la subis encore. Et j’ai peur. Ce soir est la fin d’un beau jour de juillet. La plaine sous moi est devenue toute rousse. On va couper les blés. L’air, le ciel, la terre sont immobiles et calmes. Vingt ans ont passé. Et depuis vingt ans, malgré la vie, les douleurs et les bonheurs, je ne me suis pas lavé de la guerre. L’horreur de ces quatre ans est toujours en moi. Je porte la marque. Tous les survivants portent la marque.

J’ai été soldat de deuxième classe dans l’infanterie pendant quatre ans, dans des régiments de montagnards. Avec M. V., qui était mon capitaine, nous sommes à peu près les seuls survivants de la première 6ème compagnie. Nous avons fait les Épargnes, Verdun-Vaux, Noyon-Saint-Quentin, le Chemin des Dames, l’attaque de Pinon, Chevrillon, Le Kemmel. La 6ème compagnie était un petit récipient de la 27ème division comme un boisseau à blé. Quand le boisseau était vide d’hommes, enfin, quand il n’en restait plus que quelques-uns au fond, comme des grains collés dans les rainures, on le remplissait de nouveau avec des hommes frais. On a ainsi rempli la 6ème compagnie cent fois et cent fois. Et cent fois on est allé la vider sous la meule. Nous sommes de tout ça les derniers vivants, V. et moi. J’aimerais qu’il lise ces lignes. Il doit faire comme moi le soir : essayer d’oublier. Il doit s’asseoir au bord de sa terrasse, et lui, il doit regarder le fleuve vert et gras qui coule en se balançant dans des bosquets de peupliers. Mais, tous les deux ou trois jours, il doit subir comme moi, comme tous. Et nous subirons jusqu’à la fin.

Je n’ai pas honte de moi. En 1913, j’ai refusé d’entrer dans la société de préparation militaire qui groupait tous mes camarades. En 1915, je suis parti sans croire à la patrie. J’ai eu tort. Non pas de ne pas croire : de partir. Ce que je dis n’engage que moi. Pour des actions dangereuses, je ne donne d’ordre qu’à moi seul. Donc, je suis parti, je n’ai jamais été blessé, sauf les paupières brûlées par les gaz. (En 1920, on m’a donné puis retiré une pension de quinze francs tous les trois mois, avec ce motif : « Léger déchet esthétique. ») Je n’ai jamais été décoré, sauf par les Anglais et pour un acte qui est exactement le contraire d’un acte de guerre. Donc, aucune action d’éclat. Je suis sûr de n’avoir tué personne. J’ai fait toutes les attaques sans fusil, ou bien avec un fusil inutilisable. (Tous les survivants de la guerre savent combien il était facile avec un peu de terre et d’urine de rendre un Lebel pareil à un bâton). Je n’ai pas honte, mais, à bien considérer ce que je faisais, c’était une lâcheté. Je n’avais l’air d’accepter. Je n’avais pas le courage de dire : « Je ne pars pas à l’attaque. » Je n’ai pas eu le courage de déserter. Je n’ai qu’une seule excuse : c’est que j’étais jeune. Je ne suis pas un lâche. J’ai été trompé par ma jeunesse et j’ai été également trompé par ceux qui savaient que j’étais jeune. Ils étaient très exactement renseignés. Ils savaient que j’avais vingt ans. C’était inscrit sur leurs registres. C’étaient des hommes, eux, vieillis, connaissant la vie et les roublardises, et sachant parfaitement bien ce qu’il faut dire aux jeunes hommes de vingt ans pour leur faire accepter la saignée.

Il y avait là des professeurs, tous les professeurs que j’avais eus depuis la classe de 6ème, des magistrats de la République, des ministres, le président qui signa les affiches, enfin tous ceux qui avaient un intérêt quelconque à se servir du sang des enfants de vingt ans. Il y avait aussi - je les oubliais mais ils sont très importants les écrivains qui exaltaient l’héroïsme, l’égoïsme, la fierté, la dureté, l’honneur, le sport, l’orgueil.

Des écrivains qui étaient devenus vieux par l’ambition et qui trahissaient la jeunesse par désir d’académie. Ou tout simplement qui trahissaient la jeunesse parce qu’ils avaient des âmes de traîtres et qu’ils ne pouvaient que trahir. Ceux-là ont retardé mon humanité. Je leur en veux surtout parce qu’ils ont empêché que cette humanité soit en moi au moment précis où elle m’aurait permis d’accomplir des actes utiles. Enfin, ce qui est fait est fait et ce qui est à faire reste à faire. Le temps est pour tout, même ce soir pour regarder cette immense plaine qui s’en va toute d’une traite, depuis le pied de ma terrasse jusqu’au fleuve. L’été de tout le jour s’est appesanti sur les blés. La chaleur sent la farine. Vingt ans. Depuis vingt ans j’ai vu se succéder ces moissons et les vendanges de la terre, la feuillaison des arbres, les moissons et les vendanges, les feuillaisons de mon corps. Vingt ans, et je n’ai pas pu oublier !

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